Pour sa première exposition à Plateforme 10, Photo Elysée propose une majestueuse rétrospective de l’œuvre de Josef Koudelka.

CHRISTOPHE DUTOIT

Lui, sapé comme un prince, la moustache fine, le cheveu dru. Elle, le regard mutin, la coiffure savante, le sourire énigmatique. Nous sommes en 1966 et tous deux posent joue contre joue dans une rue déserte de Kladno, dans cette Tchécoslovaquie d’avant le «divorce de velours». Observez bien! Ne voyez-vous pas leurs visages former la silhouette d’un cœur? Ces deux tourtereaux anonymes figurent parmi les icônes ultimes des Gitans de Josef Koudelka, l’une des séries de photographies les plus emblématiques du XXe siècle. Photo Elysée, à Lausanne, vient d’acquérir une sélection de ces tirages originaux, en marge de la rétrospective Ikonar qu’elle consacre à l’artiste jusqu’à la fin janvier.

Dans son nouvel écrin de béton oblique et de hauts plafonds, Photo Elysée remonte aux origines de l’œuvre de ce photographe né en 1938. On le suit dans ses premières expérimentations proches de l’abstraction, alors qu’il étudiait encore l’ingénierie aéronautique. A cette époque, il pratique la photographie comme passe-temps et documente les créations de plusieurs théâtres sur et surtout derrière la scène. En 1961, lors d’une exposition au théâtre Semafor à Prague, il rencontre Anna Fárová, grande spécialiste de la photographie tchécoslovaque et amie de Josef Sudek. Elle lui ouvre les yeux et des portes.

Dès 1962, Josef Koudelka commence à photographier les communautés roms, principalement à l’est de la Slovaquie. Dans un noir et blanc aux noirs de fusain et aux blancs de talc, il se laisse imbiber par la vie de ces nomades du temps présent. Acteur de ses images davantage qu’observateur discret, il interagit avec ses modèles une fraction de seconde: face à son objectif, trois garçons bombent le torse à se faire péter les poumons, une madone le toise en robe longue et aux seins nus les pieds dans la boue, il précède un cortège funèbre à saute-ruisseau, il observe une jument blanche faire des courbettes, il rend immortel un trio de musiciens beaux comme des mafiosi siciliens. Ne manque que la bande-son des films d’Emir Kusturica et l’odeur d’une vieille cigarette de contrebande.

Pour aboutir à ce reportage de longue haleine, Koudelka n’hésite pas à revenir à de nombreuses reprises sur les mêmes terrains de jeu. Dans une Europe de l’Est cernée par le rideau de fer, il signe sans le savoir une œuvre majeure, ancrée dans la tradition humaniste et profondément belle.

Mais, patatras: en 1968, les chars soviétiques entrent dans Prague. Sous les initiales P.P. (Prague Photographer), il prend sa montre en image place Venceslas. Il est midi, l’heure de changer d’air. Deux ans plus tard, il ne rentre pas au bercail au terme d’un voyage à l’Ouest, de peur qu’on ne l’identifie comme ce Photographe de Prague, dont l’agence Magnum publie largement les clichés de ce côté-ci du Mur.

«Lutte pour la liberté»

Apatride durant plusieurs années, il s’installe d’abord à Londres, puis choisit la France, pays de liberté par excellence. Il n’admettra qu’en 1984 être le P.P. qui a documenté l’invasion russe, une série de photographies «devenues un emblème de la lutte pour la liberté et contre l’oppression militaire», lit-on dans l’exposition Ikonar.

En 1975, Gypsies sort dans sa version anglo-saxonne à l’occasion de sa première exposition au MoMA de New York. Puis l’ouvrage sort en français deux ans plus tard, grâce à l’intercession d’Henri Cartier-Bresson, son complice à l’agence Magnum depuis quelques mois. Avec cette soixantaine d’images toutes plus fascinantes les unes que les autres, Josef Koudelka entre immédiatement dans le cercle des maîtres du XXe siècle.

Eloigné de son pays natal, Josef Koudelka prend des airs de tchèque errant durant les deux décennies suivantes. Il voyage avec le minimum vital, un sac de couchage, une tente, de bonnes chaussures. Il croise le destin de marginaux, comme lui, qu’il accompagne un bout de chemin. Certains exégètes parlent de nomadisme ascète, d’absurdité existentialiste, de liberté éperdue. Lui répond: «J’avais besoin de savoir que rien ne m’attendait nulle part, que le lieu où j’étais censé être était celui où je me trouvais à ce moment-là. Et que, lorsque je n’avais plus rien à y photographier, alors il était temps de partir ailleurs.»

En 1988, il publie Exils, une somme sombre de ses pérégrinations photographiques, reflets toujours en noir et blanc de ses états d’âme et de ses bobos. L’homme finit néanmoins par s’apaiser. Il participe en 1986 à la mission photographique Transmanche de la DATAR et utilise un appareil panoramique moyen format pour révéler des paysages ténébreux. Mais en cinémascope.

Pour l’occasion, Photo Elysée publie un impressionnant catalogue de l’exposition. Son commissaire Lars Willumeit évoque sa découverte des 30 000 planches-contacts et les dessous de la création de Koudelka, qu’il décrit dans un essai fort intellectualisant. ■

Lausanne, Plateforme 10, Photo Elysée, jusqu’au 29 janvier, www.elysee.ch

Josef Koudelka, Ikonar, constellations d’archives, Editions Noir sur Blanc, 262 pages

Les pionniers suisses de la photographie
Après Winterthour et Lugano, l’exposition D’aprèsnaturearrive enfin en Suisse romande (LaGruyèredu 18 novembre 2021). Cet ambitieux projet monté par Sylvie Henguely et Martin Gasser, ancien conservateur de la Fondation suisse pour la photographie, est visible dans une version alternative à Photo Elysée. Les visiteurs pourront notamment y découvrir la plus ancienne photographie connue de Fribourg, un daguerréotype du Grand-Pont suspendu, probablement pris en 1840. Objet unique déposé au CNAM à Paris, il a sans doute servi d’original pour une célèbre gravure parue dans les Excursionsdaguerriennes, elle aussi exposée à Lausanne.
Hormis cette pièce rarissime, D’aprèsnature exhume également un très beau portrait sur ambrotype d’Adèle d’Affry – la future sculptrice Marcello – pris vers 1856, l’année de ses 20 ans. CD

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