Les Editions Gallimard publient un roman inédit de Céline. Présenté comme un premier jet, Guerre donne le sentiment de découvrir un roman en train de naître. Il permet de retrouver cette écriture incomparable et cet humour ravageur.

ÉRIC BULLIARD

D’emblée, le choc de cette langue. «J’ai bien dû rester là encore une partie de la nuit suivante. Toute l’oreille gauche était collée par terre avec du sang, la bouche aussi. Entre les deux y avait un bruit immense.» Le narrateur est blessé. C’est la guerre, c’est l’enfer. C’est Céline et c’est grandiose.

Voici l’événement littéraire de l’année. Non: du siècle, au moins. Les Editions Gallimard viennent de publier un roman inédit de Céline. Cette phrase suffit à faire saliver les amateurs de littérature. Du moins ceux qui l’apprécient quand elle vous prend aux tripes et à la gorge.

Sorti de nulle part ou, en tout cas, d’on ne sait trop où (lire encadré), ce Guerre a des allures de premier jet. Céline l’aurait sans doute retravaillé, il n’aurait pas laissé le personnage de Bébert changer de nom (pour devenir Cascade). Le livre semble ainsi un peu boiteux, inachevé, bien court pour les standards céliniens. Mais il se révèle extraordinaire d’humour et de nihilisme ravageurs. Il donne, surtout, le sentiment privilégié de découvrir un roman en train de naître.

La structure aussi paraît étrange, sans réel début ni fin. Certains spécialistes, comme l’écrivain et libraire Emil Brami, en ont conclu qu’il pouvait s’agir de passages retirés de Voyage au bout de la nuit, paru en 1932. A la lecture, l’hypothèse a l’air plausible.

La guerre dans la tête

Dans son avant-propos, François Gibault souligne pour sa part que le texte a été écrit après le Voyage. La preuve: au dos d’un feuillet figure, écrite à la main, l’adresse où vivait Elizabeth Craig au moment de sa rupture avec l’écrivain. Soit en 1933 ou 1934, avant Mort à crédit, qui paraîtra en 1936.

Comme toujours chez Céline, autobiographie et fiction se mêlent. Cette ouverture avec le narrateur, Ferdinand, gisant au sol, renvoie à la réelle blessure du maréchal des logis Louis-Ferdinand Destouches (vrai nom de l’écrivain), en 1914. Une balle dans le bras le laissera handicapé.

Touché également à la tête, Ferdinand va souffrir de violents acouphènes. «J’ai toujours dormi ainsi dans le bruit atroce depuis décembre 14. J’ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête.» Le roman va suivre sa convalescence, d’abord dans un hôpital de campagne, puis à celui de Peurdu-sur-la-Lys. Pas très loin du front, où le canon ne cesse de se faire entendre.

«Une musique plus à moi»

Au milieu des blessés, Ferdinand fait la connaissance de Bébert et de L’Espinasse, une infirmière aux pratiques peu conventionnelles. Signalons au passage que jamais la plume de Céline ne s’était montrée aussi lubrique et que le sexe, dans cette aventure abracadabrante, jouera un rôle central.

L’essentiel demeure toutefois dans cette langue extraordinaire, on y revient toujours. Ce styliste virtuose manie l’argot et la fausse oralité, déstructure les phrases avec une audace folle. Si bien que ce texte, écrit il y a près de nonante ans, paraît infiniment plus moderne que nombre de romans actuels.

Au passage, Céline semble définir son projet littéraire, quand il fustige les lettres de son père, écrites «avec des phrases bien équilibrées et bien faites». Il ajoute: «D’où que je me trouvais j’aurais bien voulu, question de crever, avoir pour y passer une musique plus à moi, plus vivante.»

Le génie de l’insulte

C’est donc un bonheur de retrouver l’ouragan Céline, son désespoir rigolard: «Ça brille pas fort l’espérance, une mince bobèche au fin bout d’un infini corridor, parfaitement hostile. On se contente.» Aucune trace d’antisémitisme ici (mieux vaut le préciser avec ce bougre), mais des personnages et des scènes inoubliables. A sa manière de vitupérer contre l’«énorme, optimiste, niaise, pourrie connerie» s’ajoute son génie de l’insulte, qui culmine avec «confiture d’étron»…

Ecrit vingt ans après les faits, ce roman du chaos propose aussi de savoureuses digressions sur la mémoire: «Faut se méfier. C’est putain, le passé, ça fond dans la rêvasserie. Il prend des petites mélodies en route qu’on lui demandait pas.» Tout le roman est ainsi parsemé de formules d’une puissance rare, jusqu’à ces derniers mots: «C’est énorme la vie quand même. On se perd partout.» Céline aussi est énorme. ■

Louis-Ferdinand Céline,
Guerre, Gallimard, 192 pages
NOTRE AVIS:

La découverte du siècle

Céline ne cessait de répéter qu’on lui avait volé les manuscrits qu’il avait laissés dans son appartement parisien à la Libération, après avoir fui Paris. On pensait ces textes disparus, jusqu’à ce qu’ils réapparaissent en août 2021. Un ancien journaliste de Libération, Jean-Pierre Thibaudat, affirmait alors les posséder depuis une quinzaine d’années. Qui les lui a remis? Un lecteur de Libé, affirme-t-il sans en dire plus. Cet inconnu lui aurait confié ce trésor à condition que rien ne soit rendu public avant la mort de Lucette Destouches, veuve de Céline. La dame s’est éteinte à Meudon en novembre 2019, à 107 ans. Cette révélation a entraîné une embrouille juridique: les ayants droit de Céline ont déposé plainte (classée sans suite) contre l’ancien journaliste pour «recel de vol». Après ce Guerre, Gallimard publiera à l’automne Londres (qui en constitue la suite), en attendant Lavolontédu roiKrogold, la version (enfin) intégrale de Casse-pipe. Le mètre cube de documents inédits retrouvés contenait encore des lettres, des photos, ainsi qu’une version manuscrite de Mort àcrédit, paraît-il assez différente du texte publié. EB

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