Quasi inconnue en Europe avant que Martin Scorsese ne lui consacre une série sur Netflix, Fran Lebowitz est enfin traduite en français. Ses chroniques ont un peu vieilli, mais on y retrouve son humour cinglant de snob new-yorkaise.

ÉRIC BULLIARD

Elle est une écrivaine qui n’écrit plus, une essayiste qui a délaissé les essais. Une sorte de pur esprit, célèbre depuis des décennies pour ses saillies drolatiques et ses interventions publiques, à la télé ou sur scène. Célèbre? Aux Etats-Unis, oui. De ce côté de l’Atlantique, Fran Lebowitz n’a été découverte que l’année dernière, après la diffusion sur Netflix de Si c’était une ville, la série documentaire que Martin Scorsese lui a consacrée. Surfant sur cette révélation, les Editions Pauvert viennent de traduire une anthologie de ses chroniques, Pensez avant de parler, lisez avant de penser.

Curieux destin que celui de cette New-Yorkaise qui a élevé le sarcasme en art et le snobisme en art de vivre. Dans les années 1970, elle se fait connaître par ses chroniques dans Interview, le magazine d’Andy Warhol, puis dans Mademoiselle. Deux recueils de ses textes (Metropolitan Life et Social Studies) paraissent en 1974 et 1981. Avant l’anthologie qui vient d’être traduite en français, sortie aux Etats-Unis en 1994 sous le titre The Fran Lebowitz Reader.

Fumeuse et râleuse

Depuis, Madame vit sur sa réputation, sa savoureuse grande gueule et son statut d’icône new-yorkaise. Ouvertement lesbienne, fumeuse invétérée, incorrigible ronchonne, cette fana de mode cultive la paresse, comme en témoigne la première chronique du livre: «15 h 40 – J’envisage de me lever. Idée aussitôt rejetée, car nécessitant un effort physique insurmontable. Je continue à lire et à fumer.» Plus humoriste qu’écrivaine, désormais, elle semble autant refuser le travail que négliger son statut de star. Une désinvolture qui fait partie de son charme et, paradoxalement, participe de son succès. Ceux qui ont suivi sur Netflix l’hilarante logorrhée de la désormais septuagénaire la retrouveront telle qu’en elle-même dans Pensez avant de parler, lisez avant de penser. Avec ses passions et ses aversions. Cette mondaine érudite déteste par exemple les plantes vertes et les animaux (sauf dans son assiette…), les vêtements arborant des inscriptions et la musique dans les lieux publics.

Reine des punchlines

La liste de ses cibles comprend aussi les poètes vivants et les pseudo-artistes: «Si jamais vous êtes saisi par une envie soudaine et impérieuse d’écrire ou de peindre, avalez simplement un truc sucré et ça passera.» Elle ne se sent bien qu’avec ses livres, dans les soirées chics ou dans son lit.

Reine des punchlines, Fran Lebowitz se situe quelque part entre Oscar Wilde et Woody Allen. On rit souvent dans ces pages pleines de bon sens et de mauvaise foi, mais certains passages ont vieilli, à l’image du chapitre qu’elle consacre à la CB ou au plaisir de fumer en avion.

On en vient surtout à regretter qu’elle ait cessé d’écrire (ou du moins de publier). Même si elle ne possède ni ordinateur ni téléphone portable, cette observatrice acide de la société aurait tant de choses à dire sur nos vies actuelles. En témoignent ces phrases définitives lâchées à Martin Scorsese: «Ce n’est pas parce que je ne suis pas sur les réseaux sociaux que j’ignore ce qu’il s’y passe. C’est parce que je sais ce qu’il s’y passe que je ne suis pas sur les réseaux sociaux.» ■

Fran Lebowitz, Pensez avant de parler, lisez avant de penser, Pauvert, 352 pages

Florilège de pensées signées Fran Lebowitz

«Les enfants sont les adversaires rêvés au Scrabble, car il est très facile de les battre et très amusant de tricher à leurs dépens.»

«Les enfants sont rarement en position de vous prêter une somme d’argent intéressante. Il y a toutefois des exceptions, auquel cas ils méritent d’être accueillis à bras ouverts en soirée.»

«Votre droit à porter un jogging en polyester couleur menthe à l’eau s’arrête là où mon œil commence.»

«La vie n’est rien d’autre qu’un moyen de passer le temps quand on n’arrive pas à dormir.»

«Les gens cuisinent et mangent depuis des millénaires, alors si personne avant vous n’a jamais eu l’idée de mettre du jus de citron vert sur des pommes de terre en chemise dites-vous qu’il doit y avoir une raison à cela.»

«Une société dans laquelle il existe des salons de toilettage pour chiens, mais où les écrivains sont obligés de faire eux-mêmes leurs valises a urgemment besoin de revoir ses priorités.»

«Les habitants des pays pauvres et les victimes de catastrophes sont les seules personnes au monde à se réjouir de voir des pousses de soja dans leur assiette.»

«Il existe deux sortes de musique – la bonne musique et la mauvaise musique. La bonne musique, c’est la musique que j’ai envie d’entendre. La mauvaise musique, c’est la musique que je n’ai pas envie d’entendre.»

«Les femmes qui veulent à tout prix disposer des mêmes choix que les hommes feraient bien de songer au choix consistant à être du genre imperturbable et silencieux.»

«Tout hobby, bien entendu, est une abomination, comme le sont toutes les marottes et les passions dévorantes qui ne mènent pas directement à un enrichissement personnel un tant soit peu conséquent.»

«Un enfant qui porte des vêtements de marque est comme un adulte qui porte une combinaison de ski: il est extrêmement rare qu’il n’ait pas l’air ridicule.»

«Conseil aux ados: refusez catégoriquement de rester éveillés pendant les cours d’algèbre. Soyez inflexibles sur ce point. Croyez-moi sur parole: dans la vraie vie, l’algèbre n’existe pas.» EB

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