Ancien journaliste, le Bullois Jacques Allaman signe un fascinant roman sur la figure ambiguë de Jean-Marie Musy, le conseiller fédéral né à Albeuve. Et notamment sur sa participation au sauvetage de 1200 Juifs en 1945.

CHRISTOPHE DUTOIT

Comment vous est venue l’idée d’écrire un roman autour du personnage de Jean-Marie Musy?

Jacques Allaman: Jean-Marie Musy a complètement disparu de l’histoire fribourgeoise. Je me suis demandé pourquoi. Le roman répond à mes interrogations. Je n’ai pas fait œuvre d’historien, je n’ai pas enquêté, je ne suis plus journaliste. J’ai vraiment voulu parler de Musy, de sa trajectoire, à travers une trame romanesque.

La figure du narrateur se dévoile tardivement au fil de la lecture et on se dit que vous l’avez peut-être rencontré ce personnage. A quel stade est-il fictif, est-il rêvé, est-il réel?

Je suis très attaché à la voix narrative, qui est assez classique au début, à la troisième personne. Au fil des pages, le personnage de Marc interpelle Jean-Marie Musy à la première personne. Puis un «je» apparaît petit à petit dans la narration, qui donne la clé du livre. Ce personnage est purement fictif. Je trouvais qu’il donnait un certain sens, une certaine tension au roman.

La figure absente du père de Marc, personnage fictif, vous permet d’aborder les parts d’ombre de Jean-Marie Musy, notamment ses accointances avec le régime nazi…

Marc prend connaissance de la réalité au chevet de sa mère mourante. Lorsqu’il apprend que son père a rejoint les rangs de la SS, il jette sa soutane aux orties et quitte le christianisme. Le livre interroge aussi le rapport des Fribourgeois au judaïsme. C’est quelque chose qui m’interpelle depuis longtemps.

Vous écrivez de très belles pages lorsque le narrateur parle du sauvetage de 1200 Juifs en 1945. Il fait le lien entre la liste de Schindler et la liste de Musy et il se demande pourquoi Musy n’a jamais été considéré comme un Juste parmi les nations…

Le personnage fictif qui a été sauvé indirectement par Musy se pose la question. Lui serait assez partisan que l’Etat d’Israël accorde à Jean-Marie Musy le statut de Juste parmi les nations. La question reste ouverte. A titre personnel – et c’est le citoyen qui vous parle – je pense que c’est problématique. C’est pour cela, sans doute, que l’inscription ne s’est pas faite. Il faut dire que Jean-Marie Musy a rencontré très souvent Himmler. Au début de sa carrière, il n’a pas manifesté une grande empathie pour le peuple juif. Dans mon livre, je n’ai pas cherché à condamner Jean-Marie Musy, même si je porte parfois un regard sévère. Personnellement, je n’ai pas une grande indulgence envers lui et je ne fais pas preuve de naïveté par rapport à l’homme politique. En tant qu’écrivain, en revanche, je pense que Jean-Marie Musy est un personnage absolument fascinant, un personnage de roman, comme Oskar Schindler. Je trouve dommage que la fiction, le cinéma, pourquoi pas la télévision, ne se soit pas emparé de lui. J’aimerais dire une chose plus fondamentale: pour moi, Jean-Marie Musy n’est pas le sujet central du livre. Le sujet est d’ordre théologique: l’économie du salut. Certains enfants des grands dignitaires nazis ont quitté l’Allemagne pour vivre en Israël, pour, en quelque sorte, expier leurs fautes ou leur paternité.

Tout au long du roman, vous faites allusion à un autre personnage en filigrane, l’écrivain Léon Bloy, qui a beaucoup évoqué le thème de la rédemption…

Jusqu’en 1944, Musy ne s’est pas beaucoup préoccupé du sort des Juifs ni du judaïsme. J’ai beaucoup lu à son propos: certains pensent que ses motivations étaient d’ordre financier. Ça me paraît accessoire. D’autres disent qu’il a agi en raison de son antibolchévisme viscéral. Moi, j’ai imaginé une solution plus romanesque, sous la forme d’une piste de réflexion. Peut-être a-t-il lu Léon Bloy, qui a eu son public à Fribourg dans les années 1930. Il tente de sortir de l’antisémitisme avec son livre Le salut par les Juifs. Peut-être ce livre a-t-il participé à la rédemption de Musy? Je trouve intéressante cette idée romanesque, parce qu’elle donne un peu de profondeur métaphysique à ce personnage. ■

La liste de Musy

On a apprécié Jacques Allaman comme correspondant de la RTS à Moscou. On s’est souvenu qu’il avait très tôt vu juste dans ses livres sur Poutine, au tournant des années 2000. Désormais romancier, le Bullois exilé en Avignon n’a rien perdu de sa pertinence, de l’élégance de son style ni de l’élévation de sa réflexion. Avec LalistedeMusy, il signe un premier roman envoûtant où il questionne, au travers de la confession d’une mère native d’Albeuve, la troublante carrière politique de Jean-Marie Musy, premier conseiller fédéral fribourgeois. Entre réalité et fiction, il évoque des questions de rachat et de rédemption, au plus près d’un homme qui s’est sans doute acoquiné de trop près du régime nazi. Une belle entrée en littérature. CD

Jacques Allaman, LalistedeMusy, Editions de l’Aire, 164 pages

«Un sauvetage essentiellement politique»

HISTOIRE. L’historien gruérien Daniel Sebastiani a consacré sa thèse de doctorat à Jean-Marie Musy en 2004. Considéré comme l’un des meilleurs spécialistes de la question, il fait le point sur ce que les documents historiques disent de cette période.

Le narrateur de LalistedeMusy compare l’action de Jean-Marie Musy à celle d’Oskar Schindler. Selon vous, l’ancien conseiller fédéral cherchait-il une forme de rachat avec sa participation aux sauvetages de ces Juifs?

Daniel Sebastiani: Jean-Marie Musy n’a jamais livré le fond de sa pensée à ce sujet. A cette époque, il était sur écoute de la part du Ministère public, ce qui n’était pas anodin pour un ancien conseiller fédéral. Des documents disponibles, il ressort qu’il n’intervient pas par compassion pour le malheur des Juifs. Dans un premier temps, au printemps 1944, il est contacté à titre personnel pour des sauvetages individuels de personnes de familles fortunées, notamment françaises. Lui-même dit que «personne en Suisse ne doit connaître Himmler aussi bien que lui». Ses actions se soldent par des compensations financières claires, à titre de défraiement. Plus tard, il a pris des risques lorsqu’il a traversé l’Allemagne bombardée avec son fils Benoît, entre l’automne 1944 et le début 1945.

Lors de ses discussions avec Himmler, Musy met en avant le gain que l’Allemagne nazie aurait à avoir une meilleure image aux Etats-Unis en libérant des Juifs. Ce qui aurait permis – espère-t-il – une nouvelle alliance avec les Occidentaux contre la Russie soviétique. A mon avis, cette dimension politique est un élément fondamental dans la continuité du parcours de Musy. Après son discours sur la Grève générale en décembre 1918, il se pose comme le chantre de l’anticommunisme. Cette hantise l’a fait finalement dériver dans les marges de l’histoire. Entre 1936 et 1943, il est clairement un allié du nouvel ordre européen nazi. Même en Gruyère, la majorité de la population ne le soutient plus.

Le narrateur se demande pourquoi Musy n’est pas considéré comme une Juste parmi les nations, à l’image de Schindler…

Je pense que la question ne se pose pas avec Musy. Clairement. On n’a pas affaire à quelqu’un qui se rachète ou qui agit par pure humanité. Je suis incapable de savoir ce qu’il a pensé dans son âme profonde. Mais, sur la base des documents historiques disponibles, l’homme n’exprime à aucun moment des remords ni de la compassion pour les Juifs. Jamais il ne reconnaît qu’il s’est trompé lors de ses contacts avec l’Allemagne nazie. A la fin de la guerre, il a mené des négociations dans des buts essentiellement politiques et, sans doute aussi, pour tenter de redorer son blason en vue d’un après-guerre qui s’annonce difficile. Après la guerre, Musy se présente sous un jour très favorable et met en évidence son rôle important dans ces sauvetages. Il a certes aidé à libérer environ 1200 Juifs, mais le projet initial devait aller beaucoup plus loin.

S’il en était resté là après sa démission au Conseil fédéral en 1934, Musy aurait été considéré comme un grand homme politique, sans trop de nuages sur sa biographie. Sa claire dérive dans l’orbite du nouvel ordre européen nazi, son jeu trouble avec une frange de l’extrême droite en Suisse et à l’étranger, ainsi que son esprit revanchard l’ont discrédité auprès de beaucoup de Fribourgeois. Musy n’a sauvé des Juifs que parce qu’il avait des relations privilégiées avec le IIIe Reich. L’initiative du sauvetage des Juifs ne vient d’ailleurs pas de lui, mais d’une organisation juive connaissant ses liens avec Himmler.

Il y a quelques années s’est posée la question de débaptiser l’avenue Jean-Marie-Musy à Fribourg. Personnellement, je suis d’avis qu’il faut la conserver, mais qu’il faut expliquer les choses d’un point de vue historique. Si le roman de Jacques Allaman permet un regard critique, c’est très bien. On observe la montée des populismes, la progression des extrêmes droites. Actuellement, même si la situation est fort différente, il n’est pas improbable que l’histoire se répète d’une certaine manière. Que des gens, par aveuglement ou par fondement idéologique, ne voient plus qu’ils sont en train de franchir une ligne rouge. C’est pour cela qu’il est fondamental de s’en souvenir. CD

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