Il prône en quelque sorte la politique du circuit court et durable sur un marché de l’électricité à réinventer.

Le directeur de Groupe E Jacques Mauron veut croire à l’indépendance grâce aux énergies renouvelables suisses.

En attendant, la facture des consommateurs continue de grimper, mais moins vite que les prix du marché.

PHILIPPE HUWILER

ÉNERGIE. «A moins qu’il y ait vraiment une grosse vague de froid en février, on devrait être capables de passer l’hiver sans pénurie.» Jacques Mauron, directeur de Groupe E, confirme une détente sur le marché de l’électricité, depuis cet automne: «La météo clémente a repoussé l’hiver de six semaines. Cela nous a beaucoup aidé, notamment au niveau des stocks d’eau dans nos barrages.»

Par-delà nos besoins saisonniers immédiats à priori comblés, l’avenir relève de la boule de cristal, avoue celui qui est au cœur de l’équation entre besoins énergétiques et enjeux environnementaux. Interview.

La menace de pénurie cet hiver est-elle juste un prélude à ce qui nous attend ces prochaines années?

Jacques Mauron: Effectivement. On ne va pas vers le mieux si on ne réagit pas. En 2025, les règles européennes en matière d’exportation d’électricité vont changer. Les pays garderont l’essentiel de leur capacité d’exportation pour des échanges entre Etats européens, et plus envers les Etats tiers, comme la Suisse. Sachant qu’en hiver, on est dépendants des importations d’électricité de la France ou de l’Allemagne. On s’est placés dans une situation inacceptable : la Suisse est un des pays les plus riches de la planète. On a tout ce qu’il faut pour assurer un approvisionnement presque complètement renouvelable et produit en Suisse. Mais on s’est rendus dépendants entre 72% et 78% des importations d’énergie de l’étranger. Et l’arrêt de la centrale nucléaire de Beznau va rendre la situation insupportable, si on n’a pas fait le job d’ici là.

Le délai pour se passer du nucléaire semble bien trop court...

Dix ans c’est effectivement court. Après Beznau à la fin de la décennie, ce sera au tour de Gösgen et Leibstadt de débrancher, probablement dans le milieu des années 2040, pour la deuxième citée. Ce n’est pas très loin en regard de la construction d’infrastructures, dont la procédure peut prendre jusqu’à vingt ans en Suisse. A ce rythme-là, nous n’y arriverons pas. On doit pratiquement construire d’ici 2050 autant que ce qui a été réalisé jusqu’à maintenant, sachant que nous n’avons rien fait durant les quarante dernières années. Si on part du principe qu’il n’y a plus de nucléaire, de l’hydraulique comme aujourd’hui, et que tous les toits sont couverts de panneaux photovoltaïques, le manco de notre production hivernale sera cinq à dix fois plus important qu’aujourd’hui.

Les tarifs vont donc continuellement augmenter, comme l’annonçait récemment le président de l’ElCom pour 2024 ?

Pas continuellement. On peut effectivement s’attendre à ce qu’en moyenne suisse, les tarifs augmentent encore en 2024. Notamment parce qu’on continue à acheter plus cher en ce moment l’électricité nécessaire pour compléter la production issue de nos propres barrages et centrales, dont le prix demeure stable. Mais c’est vraiment de l’ordre de la boule de cristal de savoir comment le marché va évoluer dans les prochaines années. On s’attend toutefois à une volatilité plus forte: des situations de plus en plus tendues pendant l’hiver et plus détendues en été. Mais le jour où on aura une indépendance énergétique beaucoup plus importante en Suisse, on aura des prix plus bas qu’actuellement. Il ne faut pas oublier que le prix de l’électricité est aujourd’hui déterminé par celui des énergies fossiles, essentiellement le charbon et le gaz en Europe. Quand une de ces deux sources connaît une hausse, l’ensemble des prix montent. Le jour où on aura réalisé la transition énergétique en Europe, on aura besoin d’un autre système de marché, car le coût marginal des énergies renouvelables est quasi nul. On ne paie heureusement pas pour le soleil, ni pour le vent, mais nous payons une redevance sur l’eau.

Le photovoltaïque dans les Alpes, est-ce une solution?

Oui, on n’a pas le choix, à condition – comme pour tout projet énergétique – de choisir les endroits ayant le moins d’impact possible sur la biosphère. Nous devons faire du photovoltaïque en montagne, parce qu’il produit autant en hiver qu’en été. Il faudra aussi de l’éolien qui donne deux tiers de son énergie en hiver, des capacités supplémentaires de stockage dans l’hydraulique avec le rehaussement de nos barrages et de nouvelles installations. Cela viendra compléter le photovoltaïque de plaine, qui produit trois quarts de son énergie en été. En Suisse, on a assez de soleil, d’eau et de vent pour être quasiment indépendants.

Le canton de Fribourg est un terrain hostile à l’éolien. Verra-t-on un jour des pales?

C’est compliqué. C’est la problématique entre le bien commun et la situation individuelle. Nous sommes une génération qui a eu de la lumière à chaque fois qu’elle a appuyé sur le bouton. C’est difficile d’expliquer qu’il faut construire des infrastructures pour faire perdurer un système qui fonctionne. Si l’éolien a un impact visuel fort, son impact environnemental est extrêmement faible, comparable à celui de l’hydraulique. J’ai surtout un peu de mal avec les opposants qui ne veulent même pas de la pose d’un mât de mesure. Il n’y a pas un seul développeur dans l’éolien qui va investir s’il n’y a pas de vent. Et le canton de Fribourg a le troisième meilleur potentiel éolien du pays, selon l’Office fédéral de l’énergie. On doit donc prendre nos responsabilités.

Parallèlement, il s’agira aussi de limiter notre consommation, ce qui paraît difficile à l’ère de la digitalisation?

La bonne nouvelle c’est qu’on consomme moins d’énergie (au total) en Suisse, depuis l’année 2000, malgré l’augmentation de la population. Cela s’explique par trois facteurs: la responsabilisation (faire bon usage de l’énergie dans son comportement quotidien), l’efficience énergétique (dans les bâtiments, les véhicules, etc.) et les vrais sauts technologiques. Par exemple, la voiture thermique consomme moins aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Mais elle possède toujours un rendement faible: de 13% à 25%. Le passage à la technologie électrique permet des rendements de plus de 90% pour les véhicules. De même, le chauffage d’un bâtiment nécessite quatre à cinq fois moins d’énergie avec une pompe à chaleur qu’avec une installation au mazout. Le chauffage représente 65% de l’énergie consommée par un ménage. En Suisse, on assainit aujourd’hui le parc bâtiment à raison d’un pour cent par année. A ce rythme, on en a jusqu’en 2120. Nous devons aller beaucoup plus vite et former de la main d’œuvre en conséquence. Chaque kilowatt-heure (kWh) qu’on consomme en moins, c’est un kWh qui n’a pas d’impact sur l’environnement et qui ne coûte rien à produire, c’est le meilleur kWh. ■

Un marché énergétique volatile

PRIX. Pour bien comprendre le mécanisme des tarifs d’électricité, il faut tout d’abord distinguer les clients du marché ouvert (grosses entreprises) et les consommateurs captifs (les ménages et les petits usagers). Les premiers représentent chez Groupe E 1% des clients «mais consomment à eux seuls près de la moitié du volume d’énergie que nous distribuons, explique le directeur Jacques Mauron. Ils peuvent librement choisir leur fournisseur d’énergie, mais restent attachés au réseau de Groupe E.»

Le marché des clients captifs est très régulé, avec sa loi sur l’approvisionnement en électricité et son autorité de surveillance l’ElCom. La facture d’électricité d’un ménage est définie par quatre composantes: le tarif de l’énergie, celui de l’utilisation du réseau, les redevances dues aux collectivités et le supplément sur le réseau (pour subventionner les énergies renouvelables).

C’est un euphémisme que de dire que les prix de l’électricité ont flambé ces trois dernières années. «Le kilowatt-heure (kWh) est passé de 5 centimes en 2020 à un près d’un franc l’année passée. Aujourd’hui, il est redescendu à 27 centimes. Les tarifs peuvent varier énormément et sur des périodes très courtes», précise Jacques Mauron.

Comme le bon vin, l’électricité s’achète sur un marché à terme. «On cherche un prix le plus stable possible pour le client. Notre politique de risque est de répartir les achats dans une période d’une à trois années avant livraison, en essayant d’éviter au mieux les périodes de prix extrêmement élevés, comme l’année passée. Ce «lissage» nous permet d’avoir une sorte de prix moyen sur le marché», ajoute-t-il.

Perte de 62 millions

Toute l’électricité produite par Groupe E (lire encadré) est réservée en priorité aux clients captifs. «Quand les prix sont élevés sur le marché, nos clients bénéficient de coûts d’approvisionnement plus bas, grâce à notre production propre. Elle ne couvre pas entièrement les besoins, mais elle permet d’atténuer les effets de fortes variations des prix du marché. Au final, nous avons annoncé une hausse de nos tarifs, inférieure à certains autres fournisseurs.» Les 19% de hausse pour les clients de Groupe E en 2023 sont en effet inférieurs aux 27% de moyenne nationale.

Au sein d’un même distributeur, il y a une solidarité entre les clients, qui déboursent le même montant pour leur kWh. La seule différence peut venir de la taxe communale sur l’électricité, «peu appliquée dans le canton de Fribourg», commente Jacques Mauron.

Si, au final, c’est bien le consommateur qui assume une partie des hausses, Groupe E subit également les effets de la crise. «Nous ne tirons aucun profit de la situation actuelle. Nos résultats 2022 ne sont pas bons. Tout d’abord, les prix sur les marchés de l’électricité, auprès desquels nous nous approvisionnons, ont explosé pendant l’hiver. Et puis, avec l’année sèche que nous avons connue, nous n’avons pas pu faire turbiner nos barrages comme d’habitude. Car nous devions, dans le même temps, préserver nos réserves en vue de l’hiver. Nous avons dû compenser par des achats sur le marché à court terme, extrêmement cher. On a payé de l’électricité à 50 centimes le kWh alors que la part énergie facturée au client s’élevait entre 8 et 10 centimes. Ce manque d’hydraulicité nous a fait perdre 62 millions de francs l’année passée.» PH

Un petit parmi les grands

«Groupe E est une toute petite entreprise à l’échelle européenne, mais elle fait partie des dix plus grands distributeurs d’énergie du pays», expose le directeur Jacques Mauron.

Issu de la fusion entre les sociétés historiques de Fribourg (EEF) et Neuchâtel (ENSA), Groupe E est aujourd’hui actif dans toute la Suisse occidentale et compte 2500 collaborateurs. L’entreprise distribue de l’électricité à quelque 200 000 ménages et entreprises (qui représentent 400 000 personnes), répartis dans les cantons de Fribourg, Neuchâtel et Vaud. Sur les trois térawatts-heures (TWh) d’électricité distribués chaque année par Groupe E, 40%, soit 1,3 TWh, sont issus de sa propre production, hydraulique pour les trois quarts. PH

Réseaux

Actualités

Médias

Services

La Gruyère

Actualités

Médias

Services

La Gruyère

S’affranchir de la dépendance énergétique

Vous voulez en savoir plus ?

Les bonnes raisons de s'abonner

Dans la même rubrique

Dans la même rubrique

Dans la même rubrique

Dans la même rubrique

Dans la même rubrique

Dans la même rubrique

Derniers articles

Derniers articles

Derniers articles

Derniers articles

Derniers articles

Derniers articles