Jadis graffeur, champion d’aviron ou banquier sur les Champs-Elysées, Jean-François Broggio vit depuis une dizaine d’années en Gruyère. Après une pause de plus de deux décennies, il s’est remis à la peinture et expose cette fin de semaine dans les locaux de Glas Trösch, à Bulle.

CHRISTOPHE DUTOIT

EXPOSITION. Son atelier au cœur du Marly Innovation Center embaume l’huile à peine sèche. Sur les chevalets, trois portraits ultracolorés attendent un transport pour Bulle. Tout comme les dizaines de toiles appuyées au mur, tandis que ses palettes de couleur se réjouissent de la prochaine page blanche.

De jeudi à dimanche, Jean-François Broggio, alias FeruGio quand il empoigne ses pinceaux, expose ses travaux récents dans l’enceinte de l’usine Glas Trösch à Bulle et fait cimaises communes avec une quarantaine d’artistes locaux ou internationaux, morts ou bien vivants (lire ci-dessous).

«Mon initiation à la peinture remonte vers l’âge de 7-8 ans, explique le Français installé en Gruyère depuis une décennie. Mon grand-père était un grand directeur de banque, il connaissait bien la peinture et il m’avait fait découvrir le cubisme.» Bien qu’il grandît en banlieue parisienne – en Seine-et-Marne, près du parc Disneyland – il ne se dit pas intéressé par les Beaux-Arts. «A l’école, j’avais étudié le fauvisme et j’avais adoré.»

Poids léger

Il suit l’enseignement de Madame Laurent et des maîtres Bahurel et Corbes, qui l’initient à l’ombrage et à la hachure. «A cette époque, j’ai aussi appris la course à pied, sourit le quinquagénaire. Parce que, avec des copains, on pratiquait le graffiti dans la rue…» Plus sérieusement, ce sportif affûté a participé aux championnats de France d’aviron. «Poids léger», cligne-t-il de l’œil.

Puis plus rien. Durant plus de vingt ans, Jean-François Broggio remise ses pinceaux. «J’encombrais trop la salle à manger et mon ex-épouse n’appréciait pas vraiment.»

Vient alors le temps du travail, le vrai: d’abord banquier durant les années 1980 chez BNP Paribas, sur les Champs-Elysées. Puis dans l’entreprise familiale, active dans la qualité sanitaire de l’habitat écologique. «A l’époque, je travaillais avec les produits Pavatex, sans savoir que l’usine était située à Fribourg.»

Parmi ses hauts faits de gloire, l’économiste de l’environnement a cosigné le Livre blanc de l’économie verte (2006) et Pour un New Deal écologique (2007) sous la tutelle de Corinne Lepage, l’ancienne ministre française de l’environnement. Rien que ça.

«Bonjour» à des inconnus

Plus tard, en tant que directeur de l’ingénierie du développement durable pour la société Eco Terra Concept, Jean-François Broggio découvre Bulle par l’entremise du magnat de l’immobilier Michel Cailleau. «Nous n’avions jamais été payés pour notre concept de Nature Resort à l’arsenal de Bulle», se souvientil, sans pour autant en tenir rigueur aux autochtones. «Nous avons été superbien accueillis à Charmey, où nous étions venus en vacances une semaine. J’avais été frappé par une chose: les gens se disaient bonjour dans la rue, même aux inconnus…» Plusieurs autres détails frappent le Français, notamment le portrait d’un barbu de la Gruyère. «J’ai dit à mon épouse: tu as vu, ils ont pris un rabbin pour cette publicité!» Tout comme le safran pour la cuchaule ou la tresse du vendredi, ce rapprochement entre le capet et la kippa lui rappelle sa judaïté. «J’ai redécouvert les origines juives de ma famille peu de temps avant la mort de mon père, il y a treize ans. A l’époque, on était encore traumatisés par les attentats de Toulouse et de Montauban. A Paris, l’antisémitisme latent pointait au grand jour par le biais de pétitions pour interdire aux enfants de jouer dans les squares. Et je parle ici des beaux quartiers, pas des banlieues.»

Nouvelle dynamique

«J’ai aussi compris pourquoi je place Chagall tout en haut, avec Matisse», explique Jean-François Broggio, qui découvre à Charmey une nouvelle dynamique liée à la peinture, avec des gens comme Jacques Cesa ou Antonio Bruni. «J’ai racheté du matériel… qui est resté trois mois sous le lit. Puis j’ai peint une centaine de toiles, plus ou moins bonnes.»

Il expose au Restaurant de La Berra à Cerniat. Puis durant un mois à Paris, où il vend six tableaux. «Je vois encore cette dame âgée. Elle parlait peu. Tout à coup, elle a relevé sa manche. Il y avait un numéro tatoué sur son bras. Elle était rescapée du camp de Buchenwald. Elle m’a dit une chose très forte: “Là-bas, vous étiez obligés d’avoir la tête ailleurs”.»

Shoah ou cancer du sein

Derrière ses portraits cubistes très colorés, FeruGio n’hésite pas à aborder des sujets plus douloureux, comme l’esclavagisme en Libye, la Shoah ou le cancer du sein, un thème partagé sur les planches par son épouse Delphine Buresi, actrice et programmatrice culturelle. «J’ai pris près de 15 000 photos de ma femme. Je les publiais sur internet. Aujourd’hui, pas moins de 85 tableaux la représentent de par le monde.»

Notamment en Amérique du Sud, où Jean-François Broggio s’est lié d’amitiés numériques avec Flavio Tavares ou Alberto Pezzan. «Ils m’ont bien motivé, avoue-t-il. Quand je veux rester au plus près de la réalité, je fais des photos.» Et lorsqu’il se laisse aller à la couleur, il embrase ses pinceaux.

Tout comme son mentor Matisse, il invoque la primauté de la couleur sur le dessin. «Souvent, j’attaque directement sur la toile. Mais je peux rectifier vingt fois, s’il le faut. Même si je dois attendre que l’huile sèche.»

Parfois, FeruGio travaille ses couleurs directement au couteau ou aux doigts. Avec l’urgence créatrice du moment, à l’image de sa toile Help, qui a pour sujet un enfant migrant dont le gilet de sauvetage est trop grand.

Aujourd’hui, Jean-François Broggio partage son temps entre la peinture et la transition écologique. Un jour, il fait la promotion des panneaux solaires 100% alsaciens, le lendemain il met la dernière touche à un autoportrait pasolinien. Un jour, il vend un fossilisateur de déchets, le lendemain il peint sa femme dans un déluge de couleurs. Et, le troisième jour? Il expose à Glas Trösch, pardi! ■

www.ferugio.com

Quelque 80 œuvres à l’usine

L’année dernière la première expérience s’était achevée sur un succès: environ 600 personnes avaient découvert l’usine de Glas Trösch, à
Bulle, transformée en galerie d’art. «Le lieu s’est révélé adéquat pour les œuvres exposées comme pour le public», souligne Bernard Préel, qui organise une nouvelle exposition-vente dans ces mêmes locaux, en ce week-end de l’Ascension.

«Le principe reste le même», explique-t-il: deux invités d’honneur côtoieront des tableaux d’artistes de la région ou de l’extérieur. Au côté de FeruGio (lire ci-dessus), Bernard Préel a souhaité présenter le travail de Jenny Burgy. Cette graphiste et peintre fribourgeoise réalise notamment des portraits saisissants du personnage du Joker. Ainsi que d’autres visions sombres, issues de la pop culture.

Au total, quelque 80 œuvres seront exposées de jeudi à dimanche, sous le titre Personnagesd’iciet d’ailleurs. «Elles vont du pop-art au régionalisme. Je fonctionne au coup de cœur.» Des noms prestigieux (Salvador Dali, Amedeo Modigliani, Andy Warhol…) se mêlent aux artistes fribourgeois, qu’ils soient disparus comme Jacques Cesa, Armand Niquille et Antonio Bruni ou vivants comme Jacques Basler, André Sugnaux ou Catherine Zumkeller. EB

Bulle, Glas Trösch (chemin du Stand 40), jeudi 26 mai, 16 h - 22 h, vendredi 27 et samedi 28, 14 h - 20 h, dimanche 29, 10 h - 16 h

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Broggio, l’écolo-économiste, et FeruGio, le peintre coloriste

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