La misère serait assurément moins pénible au soleil que dans l’hiver helvétique.

Les associations qui viennent en aide aux plus démunis constatent une hausse de la précarité.

Pourtant, le Service social de la Gruyère enregistre au contraire un recul des demandes. Décryptage.

PHILIPPE HUWILER

AIDE D’URGENCE. Ne mesure-ton la force d’une communauté au bien-être du plus faible de ses membres? Si l’on applique ce préambule de la Constitution helvétique, la Gruyère, comme les autres régions de notre pays, a du souci à se faire. Car de plus en plus de personnes ont faim.

Une première étude réalisée l’an dernier à l’enseigne de l’Observatoire de la précarité (lire ci-dessous) mettait en lumière ce phénomène. Depuis, si l’on en croit les chiffres avancés par les différentes associations qui offrent une aide alimentaire, la situation s’est encore aggravée. Les augmentations récentes ou à venir (électricité, loyer, essence, nourriture, etc.) vont encore grever le porte-monnaie des ménages… Sans oublier les facteurs sociaux de paupérisation comme le divorce. «Ce n’est plus la précarité d’il y a cinquante ans. Tout le monde peut être touché. Certains seniors par exemple n’ont plus les moyens de se payer un café. Chaque franc compte», illustre Jessica Benattia-Magnin, coordinatrice de l’Observatoire.

Ainsi parlent les chiffres

Les Cartons du cœur ont connu une augmentation de 35% en trois ans. En 2019, l’association apportait un soutien alimentaire à 552 familles, contre 740 aujourd’hui, soit 2340 bénéficiaires. L’augmentation est significative partout, comme chez les St-Bernard du cœur (lire en page 16) qui œuvrent depuis 2017. Au début de la pandémie, 217 familles bénéficiaient de sacs de nourriture, alors qu’au 1er décembre dernier, l’association soutenait 1205 familles.

La hausse s’avère toutefois plus modérée chez Table couvre-toi: «L’augmentation n’est pas significative. Nous avons actuellement 90 familles qui viennent chaque jeudi après-midi au bâtiment des sociétés sur les 120 que nous aidons», précise Noël Wicht président de l’antenne gruérienne de Table couvre-toi.

Epicerie Caritas à Bulle?

Caritas aussi constate une hausse des demandes d’aide d’urgence. «Depuis quelques mois, il y a de plus en plus de personnes qui fréquentent le lundi nos repas-partage dans la salle des Halles à Bulle, constate le président de la section gruérienne, Jean-José Ruffieux. Nous comptons une moyenne de 60 repas chauds servis chaque semaine. La contribution est libre.»

Par ailleurs, Caritas Gruyère accueille chaque lundi aprèsmidi et jeudi matin les personnes qui sont dans le besoin. «Nous offrons essentiellement des bons d’achat pour la nourriture, explique son président. Mais nous voulons également ouvrir une épicerie Caritas à Bulle l’année prochaine, dans un lieu qui reste à définir. Cela permettrait aux gens qui ont peu de moyens de bénéficier de rabais sur les produits alimentaires ou de première nécessité.»

Quant à l’armoire solidaire située sous la Résidence du marché à Bulle, elle est aussi victime de son succès, malgré son approvisionnement régulier, quatre fois par semaine. «Les gens nous appellent souvent car l’armoire est vide. Nous les aiguillons alors vers d’autres associations. Nous avons fait un petit comptage: en trois semaines, 250 personnes ont ouvert l’armoire», explique Jessica Benattia-Magnin, également présidente d’armoire solidaire. L’association aimerait pouvoir trouver un emplacement et le personnel nécessaire à la gestion d’un frigo. «Dans notre armoire, nous ne pouvons pas mettre de produits frais.»

Moins d’aide sociale

Face à cette liste non exhaustive de toutes les aides alimentaires en augmentation - proportionnellement bien davantage que la démographie régionale – le Service social de la Gruyère constate une baisse des demandes. De 476 requêtes adressées en 2019, on en compte 432 en 2020, 392 en 2021 et 353 en 2022 (à ce jour). «Nous devrions en enregistrer 380 d’ici à la fin de l’année, extrapole André Sallin, responsable de ce service. Cette tendance à la baisse se vérifie dans tous les districts, ainsi que dans tout le pays.» Comment dès lors expliquer ce paradoxe entre une précarité à la hausse et des aides sociales en recul? «Nous n’avons pas vraiment de réponse à cette éternelle question, poursuit André Sallin. Pendant le Covid, les assurances pertes de gain, le chômage prolongé, les RHT ont peut-être limité une intervention de notre part. Mais en 2021 et 2022, la Conférence suisse des institutions d’action sociale avait imaginé une hausse des demandes d’aide. Malgré l’arrivée des Ukrainiens, cette prévision ne s’est pas vérifiée.»

Et les associations confirment la réticence des migrants à demander l’aide sociale, en raison des sanctions. «Les différentes initiatives sur l’immigration ont limité le droit à l’aide sociale ces dernières années, poursuit le responsable du service gruérien. Les gens ne viennent donc plus chez nous et nous ne pouvons pas les aider.» Et Jean-José Ruffieux, président de Caritas Gruyère d’ajouter: «Les personnes au bénéfice d’un permis de séjour ou de travail hésitent à se rendre à l’aide sociale pour ne pas perdre leur droit.»

Le remboursement de l’aide sociale peut aussi représenter un facteur repoussant. Certains demandent d’ailleurs sa suppression. «Il ne faudrait pas cependant que la fin du remboursement restreigne encore davantage les conditions d’octroi de l’aide sociale», ajoute André Sallin.

«Le minimum vital doit être réadapté, et pas tous les dix ans, insiste Yves Charrière, responsable des Cartons du cœur. Notre association s’est toujours considérée comme une béquille, pour répondre à un problème passager et permettre aux gens de rebondir. Mais aujourd’hui, nous sommes indispensables. Ce n’est pas normal.» ■

Un monitoring cantonal

RÉALITÉS SOCIALES. L’Observatoire de la précarité en Gruyère a présenté l’an dernier un premier état des lieux de la pauvreté dans notre district, réalisé entre mars 2020 et l’automne 2021. «Nous pensons aujourd’hui que ce monitoring doit être réalisé au niveau cantonal», explique la coordinatrice de l’Observatoire, Jessica Benattia-Magnin.

Et effectivement, la Haute Ecole de travail social Fribourg (HETS-FR) a lancé l’idée, cette fois élargie, d’un observatoire des réalités sociales fribourgeois. «Il s’agit de mettre en place une structure pérenne qui pourrait soutenir le développement de politiques sociales innovantes dans le canton, explique le directeur Joël Gapany. On a besoin d’un outil de monitoring qui permettrait d’analyser l’évolution des réalités sociales.»

La HETS organisera au mois de janvier une deuxième réunion avec différents acteurs pour commencer à conceptualiser la future structure. «Cet observatoire doit intégrer l’école, mais doit surtout être porté par les différents partenaires. La HETS peut apporter la dimension scientifique et méthodologique. On a aussi besoin du politique qui va élaborer les politiques sociales et des gens du terrain. En intégrant l’apport des bénéficiaires, l’Observatoire vise à mettre en réseau différentes initiatives, afin de dégager des synergies pour mieux lutter contre la précarité», précise Joël Gapany, qui n’a pas encore de calendrier pour la mise en œuvre.

L’importance du bénévolat

Le Covid a révélé l’importance du bénévolat. «Mais en même temps, le fait qu’on ait eu recours au bénévolat pour surmonter cette crise montre qu’on a besoin d’autres structures pour aller plus loin et anticiper les besoins des plus vulnérables. Car le rôle du travail social est de visibiliser ce qu’on ne veut pas voir», conclut le directeur de la HETS. PH

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La Gruyère apporte davantage d’aide alimentaire que sociale

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