Interview du directeur de l’Interprofession, Philippe Bardet, pour conclure cette série consacrée aux 20 ans de l’AOP du Gruyère. Il livre sa vision de l’avenir et des écueils qui attendent la filière.

XAVIER SCHALLER

INTERVIEW. Depuis sa création en 1997, l’Interprofession du Gruyère AOP (IPG) n’a connu qu’un seul directeur: Philippe Bardet. A 60 ans, l’ancien secrétaire de la Charte du Gruyère parle de l’avenir de la filière, qu’il espère encore diriger quatre ans.

Philippe Bardet, comment voyez-vous l’avenir du Gruyère AOP?

Le Gruyère AOP est No 1 en Suisse. Ma principale crainte est que les gens pensent que cela va forcément rester ainsi. Et qu’on ne continue pas à soigner ce qui a fait notre succès: des règles claires, une certaine rigueur, un cadre qui permet une évolution, mais pas de faire n’importe quoi.

Dans beaucoup d’endroits dans les campagnes, la mentalité actuelle est de dire: «On ne peut pas évoluer comme on veut!» Oui, c’est vrai. Mais imposer certaines limites à l’évolution garantit un pouvoir aux acteurs de la filière, à tous les niveaux. Quand c’est le marché pur et dur qui décide, on le voit dans d’autres secteurs agroalimentaires, ce n’est jamais, mais alors jamais le premier échelon qui est gagnant.

Ne pensez-vous pas que le cahier des charges doit évoluer?

Le débat est lancinant pour un relâchement des lignes directrices, notamment pour les robots de traite (lire ci-dessous). Mais en France, toutes les appellations d’origine protégée qui analysent leur fonctionnement constatent que plus le cahier des charges est précis sur certains points, «dur» diront certains, mieux l’AOP fonctionne. D’autant qu’il y a une pression énorme des fromages industriels.

Une AOP est du domaine public. Contrairement à une marque, elle n’appartient à personne…

Pour le Gruyère AOP, en respectant le cahier des charges et en collectant du lait dans un rayon de 20 km, on pourrait tout fabriquer dans six fromageries.

Six au lieu de 160… Est-ce ce que nous voulons vraiment? Notre philosophie est de décentraliser la production, avec des PME responsables, sans grands capitaux étrangers – hors du monde agricole ou du pays.

Mais pour limiter la taille des fromageries, le cahier des charges ne suffit pas. Certains grands groupes, comme Lactalis en France, s’approprient des appellations d’origine protégée complètes. La filière continue de produire selon le cahier des charges, mais elle n’a plus le contrôle de son produit.

Le fait que presque toutes les fromageries appartiennent à des sociétés de laiterie constitue-t-il un garde-fou?

En partie, si les installations appartiennent aux producteurs de lait, à travers les sociétés de laiterie, ces derniers seront moins enclins à les vendre. Et la succession du fromager est plus simple quand il est locataire.

Comment imaginez-vous la stratégie à venir?

La ligne stratégique va rester le moyen-haut de gamme. N’en déplaise à certains grands distributeurs comme Coop, qui fait actuellement pression pour avoir du Gruyère AOP dans sa ligne «Prix garanti». Je ne sais pas si Coop va faire le forcing ou pas, si on devra déclencher une guerre médiatique. Mais nous avons certains arguments pour montrer que Coop veut affamer les paysans suisses. Je ne pense pas qu’elle y gagnerait à donner cette image-là.

Les stocks sont bas, mais il y a quand même des soldes…

Pour moi, c’est un grand mystère marketing et une idiotie. D’autant que le consommateur, globalement, ne demande pas cela. Ces actions sont aussi la représentation des structures un peu figées de Coop et de Migros, qui décident des plans d’action, et même de leurs taux, une année à l’avance. L’IPG n’a aucune influence làdessus: nous négocions le prix «sortie de fromagerie» et nous ne mettons rien pour les actions.

D’autres soucis en perspective?

Au début de l’AOP, nous n’étions pas bien classés dans le ranking des banquiers. Aujourd’hui, pour les nouvelles fromageries, le problème principal n’est plus financier. Il vient d’un aménagement du territoire où la fromagerie n’a plus sa place. Avant, elle se situait au milieu du village, mais on n’aime plus trop ça, parce qu’il y a du bruit tôt le matin, de la vapeur…

En zone artisanale, le terrain coûte plus cher. Encore faut-il en trouver et régler la question du magasin: légalement, en zone artisanale, vous ne pouvez vendre que ce qui est fabriqué sur place. Une étude est en cours, en coordination avec les services de l’Etat, pour trouver une solution qui garantit les besoins du Gruyère AOP et du Vacherin fribourgeois AOP.

Quid du gruyère d’alpage, qui a son propre cahier des charges?

Nous faisons tout pour maintenir la production sur les alpages, qui est l’essence et la naissance de notre produit. Pas question, par exemple, d’abandonner des quotas en montagne pour les produire dans les fromageries de plaine. En vingt ans, le nombre de fromageries est resté stable sur les alpages, passant de 56 à 57.

Après tant d’années à la tête de l’IPG, ne ressentez-vous pas une certaine lassitude?

Les différentes facettes de ce travail le rendent intéressant et motivant. Comme le fait de travailler pour un excellent produit, avec des gens motivés. Mais on ne mène pas un combat constant, où rien n’est jamais réglé, sans une certaine fatigue. Et dans le milieu agricole, les gens ne vont pas vous taper sur l’épaule tous les soirs pour vous dire que c’est bien. ■

«La salle de traite garantit la qualité»

Les robots de traite ne sont-ils pas une évolution souhaitable et logique?

Philippe Bardet. Je le dis et je le répète: la problématique du robot de traite est venue pour une question de qualité. Pour que ce système soit efficace, il faut que les vaches puissent aller se faire traire quand elles veulent. Ça veut dire jusqu’à trois fois par jour. C’est le nec plus ultra au niveau économique, parce que quand vous trayez trois fois par jour, vous augmentez le volume produit. En trayant à la main, ça sera la même chose. Le problème, c’est que la vache produit un lait pas fini. La cellule de matière grasse n’est pas entièrement fermée. Quand vous buvez ce lait, vous ne le remarquez pas. Vous pouvez faire un bon yogourt avec, aucun souci. Par contre, si vous le transformez en fromage, mais surtout un fromage d’un affinage plus ou moins long, il est rance.

D’où le moratoire décrété par l’IPG…

Nous avons découvert ce problème de manière presque empirique, avec les taxations. Cela a déclenché très rapidement un moratoire sur les installations de robots. On a dit stop, le temps de faire une étude. Il y en a eu finalement trois. En attendant les résultats, un intervalle de huit heures trente entre deux traites a été imposé. Malgré cette règle, il a été constaté pendant les études que le lait était de moins bonne qualité.

En comparant les trois systèmes – salle de traite, robots et traite directe – les études ont montré que le seul qui garantit une qualité constante est la salle de traite. Nous sommes donc arrivés à la conclusion que les robots de traite n’étaient pas adaptés à la fabrication de Gruyère AOP. XS

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